29
Depuis qu’il avait quitté l’appartement, Gosseyn était resté conscient de la présence de son alter ego là-bas, dans les profondeurs de l’espace, à bord du navire de guerre dzan. Et à cause de ce qui allait se passer, il s’adressa à lui.
— Jusqu’à maintenant, je n’ai encore tué personne.
— Tu as bien de la chance ! On voit que tu n’as pas eu à lutter contre l’invasion d’Enro, sur Vénus.
— Il est là-haut maintenant, à bord du vaisseau troog. Il n’a pas dit un mot lorsqu’il a appris qu’il serait notre otage.
La réponse mentale de Gosseyn Deux ressembla à un haussement d’épaules :
— Je m’en fiche pas mal !
Gosseyn Trois, qui s’était arrêté pour prendre une photographie mentale de la prise de courant électrique, se hâta de rejoindre Crang et s’adressa de nouveau à Gosseyn Deux.
— Es-tu sûr que cette attitude soit raisonnable ? Il est du genre à se venger et doit savoir attendre son heure avant de frapper. Il faut que nous trouvions un moyen de l’apaiser.
Il sentit l’autre Gosseyn sourire d’un air sinistre.
— Dis à Eldred de prendre garde lorsque vous aurez relâché Enro. Je suis certain qu’il pense toujours à épouser sa sœur Patricia comme il est de tradition dans la famille royale de Gorgzid. Et bien qu’elle soit devenue Mme Crang.
Ce fut au tour de Gosseyn Trois de sourire.
— Cette analyse implique que tu as bon espoir en ce qui nous concerne. Tu penses que je peux réaliser ce que tout le monde attend de moi ?
— Nous croyons tous que la solution repose quelque part dans les terminaisons nerveuses lésées de ton cerveau second. Nous espérons que le Dr Kair pourra utiliser les photos qu’il a prises de mon cerveau pour guérir le tien. Ou, du moins, qu’il sera capable de te dire en quoi consiste exactement le problème. Quant à ce qui se passera ensuite, nous y ferons face le moment venu.
À ce point de la conversation silencieuse entre les deux Gosseyn, se produisit une interruption.
— Le type nous a aperçus, dit Crang, et il vient de se cacher.
Gosseyn soupira.
— Quel dommage ! C’est donc bien un homme de main, et la crise va éclater.
— Et pour tout arranger, ajouta Crang d’un air mécontent, un homme, une femme et un enfant viennent de sortir du restaurant et se dirigent vers nous.
Gosseyn ne dit rien et ne jeta pas un regard vers ses amis qui approchaient. Son attention restait fixée sur le toit du bâtiment à deux étages où l’homme était maintenant accroupi derrière le petit fronton qui dominait la rue ; quel que soit cet individu, il regardait attentivement en dessous de lui.
Puisqu’il tendait tranquillement le cou, c’est qu’il pensait que personne ne soupçonnait la raison pour laquelle il était là. Et comme sa présence, bien que louche, ne laissait encore rien présager de précis, il faudrait attendre qu’il fasse un geste significatif avant de tenter quelque chose contre lui.
— Cela vous intéressera peut-être de savoir que si le lieu dont nos amis viennent de sortir n’a pas d’autre nom que « restaurant », c’est que son propriétaire envisage ainsi la pratique de la Sémantique générale : parler sans équivoque, dire les choses comme elles sont.
C’était le genre de remarque que les hommes font dans des moments de tension extrême. Gosseyn n’eut aucune peine à rester en éveil et à répondre simultanément.
— Restaurant ?
Il sourit légèrement mais ne quitta pas une seconde des yeux l’homme qui était sur le toit.
— Il possédait, continua Crang, le seul restaurant près du fameux Institut de Sémantique générale, un lieu où l’on s’occupe de la signification du sens ; aussi a-t-il réfléchi avant de le baptiser et s’en est-il sorti par une simplification excessive.
Au moment où Crang prononçait ces derniers mots, ils avaient traversé le jardin et arrivaient devant une boutique portant ces mots : ACHETEZ ICI VOS CAHIERS DE SÉMANTIQUE.
C’est alors qu’Enin les aperçut et leva le bras pour leur dire bonjour.
Sur le toit, l’homme fit un geste qui permit de voir sa main. Il tenait un objet métallique de forme ronde qu’il leva au-dessus de sa tête.
Gosseyn prit, grâce à son cerveau second, une photographie mentale de cet objet et se dit : « Il a l’intention de le jeter lorsque nous serons tous près les uns des autres. »
Il ne pouvait pas prendre de mesure défensive avant que l’homme ait fait le geste de lancer.
— Et cette boutique-là, poursuivit Crang, propose des jeux vidéo qui enseignent la Sémantique générale.
— Je me demande ce qui est arrivé à ces commerçants. Nous ferions mieux d’acheter tout ce qu’il y a de disponible et de l’emmener avec nous sur le vaisseau dzan, pour Enin. Ainsi que tous les jeux vidéo pédagogiques que nous pourrons trouver, parce que…
Sur le toit, le bras de l’homme se détendit ; il n’était plus temps d’attendre. Tout en agissant, Gosseyn regretta que l’électricité soit aussi visible. Elle sortit de la prise, à cinquante mètres de là, sous la forme d’un éclair ; et il n’y avait aucun moyen de contrôler son impact.
Même Gosseyn ne vit pas clairement les détails de l’action ; pourtant, il en fut le seul témoin et il observa tout attentivement.
La boule de métal était déjà en mouvement lorsque l’éclair vint l’illuminer. Elle explosa à un mètre de celui qui l’avait jetée. Bien trop près.
L’homme cria et tomba derrière le fronton.
Au même moment, Enin, qui courait en avant, prit Gosseyn par la taille et hurla :
— Ce que je suis content de vous voir, monsieur Gosseyn !
Dan Lyttle leva la tête vers le toit de la maison de deux étages.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il d’un air perplexe.
Strella dit, en même temps, à Gosseyn :
— Je vous remercie de m’avoir envoyée ici. (Elle prit le bras de Dan Lyttle d’un geste possessif.) Cela va marcher.
Crang entra en courant dans l’immeuble. Il en ressortit aussitôt.
— J’ai dit au gardien d’appeler une ambulance.
Gosseyn souhaita de tout son cœur que les secours arrivent rapidement.
Il avait aussi, parmi les nombreuses intégrations de sa perception totale, remarqué une boutique de souliers et de vêtements de grande taille. Avec ces mots, gravés en caractères laqués dans le mur de plastique transparent, à côté de la porte : HABITS ET CHAUSSURES POUR LES DISCIPLES DE KORZYBSKI.
C’était ridicule ; mais cela concordait tout à fait, hélas, avec la nature humaine telle qu’on la retrouve partout.
… Allez à bord du navire de guerre dzan ; et vous trouverez que l’on y trame une rébellion contre un empereur-enfant qui trouve normal de se comporter comme son père ; à son âge, il n’avait pas songé que ce père avait peut-être été assassiné à cause du comportement qu’il imitait maintenant…
… Allez à bord du navire de guerre troog, et vous trouverez une situation tendue par les prises de pouvoir successives des autonominations…
… Et maintenant, ici sur Terre, d’un côté, des présidents de grands consortiums outragés par une philosophie qui avait fait monter leurs frais en les privant d’une main-d’œuvre à bon marché ; et de l’autre, des individus comme les commerçants de cette rue, qui tentaient d’exploiter les aspects « vendables » de la Sémantique générale.
Les problèmes que posait la vie étaient complexes et comptaient plus d’une solution. Parmi celles-ci, il y avait sûrement : « Reste constamment conscient ! »